Dans "Une colère française", Denis Maillard estime que l'élection d'Emmanuel Macron et le mouvement des gilets jaunes sont les deux événements d'une nouvelle ère, celle d'une société de marché "travaillée par un processus d'hyper-individualisation". S'ils veulent survivre, les syndicats doivent s'adapter à cette nouvelle donne et réinventer leur rôle.
La crise des gilets jaunes révèle l'avènement d'une "société de marché" dont l'élection à la présidence de la République d'Emmanuel Macron était le signe annonciateur : c'est la thèse que développe le consultant Denis Maillard dans "Une colère française" (*). Pour ce dernier, ce n'est pas le Président de la République qui a "tué" les corps intermédiaires, et rendu ainsi le pays "incontrôlable", comme le prétendent régulièrement les organisations syndicales. C'est la transformation des relations sociales et des relations entre individus qui a affaibli le monde associatif et syndical, et court-circuité jusqu'aux journalistes. Cette "société de marché" signe la fin de la social-démocratie dans la mesure où ce ne sont plus des collectifs organisés, comme les syndicats, qui gèrent la conflictualité sociale en négociant et en trouvant des compromis.
Cette "société de marché" marque selon l'auteur la fin d'une période dans laquelle la lutte des classes a pu être neutralisée "grace à l'édification d'un appareil de sécurité sociale auquel vient s'ajouter, dans les entreprises, des organisations syndicales (..) qui négocient régulièrement des augmentations de salaire entretenant la consommation". La crise, la mondialisation et les politiques qui, depuis Nicolas Sarkozy en 2007, entendent "faire travailler plus pour gagner plus", ont sonné le glas de cette forme de régulation qui passait par une forme de "sur-salaire", une bonne partie des classes populaires et de la classe moyenne adhérant à ce discours sur l'entrepreneur de soi-même, discours repris récemment par Emmanuel Macron. |
Denis Maillard voit donc dans les gilets jaunes le premier conflit social de cette "société de marché", un conflit d'un nouveau type. Nouveau dans la mesure où ce conflit naît sur des ronds-points, des péages, des zones commerciales, bref loin des lieux de travail, contrairement aux nombreuses coordinations qui ont jadis bousculé le monde syndical. Nouveau dans la mesure où il est dépourvu d'organisation et de véritable leader. Nouveau parce que ce mouvement "s'est appuyé sur la puissance de désintermédiation offerte par les réseaux sociaux", une dynamique relationnelle directe qui interdit aux gilets jaunes de désigner des porte-paroles légitimes pour représenter le mouvement dans les médias ou auprès du gouvernement.

Nouveau enfin, et surtout, parce que ce mouvement illustre la montée en puissance de l'individu. Aujourd'hui, écrit Denis Maillard, "de plus en plus souvent, les individus ne vont plus chercher un représentant du personnel ou un délégué syndical pour les aider à régler le problème qu'ils rencontrent avec leur chef, leurs collègues ou leur employeur. Ils n'en voient pas l'utilité. En revanche, ils s'adressent de plus en plus fréquemment directement à un avocat qui prend alors contact avec l'entreprise qui, à son tour, transfère le dossier vers son propre avocat. Ainsi, la conflictualité est externalisée et déportée à l'extérieur de l'entreprise".
L'auteur voit le même phénomène à l'oeuvre dans le succès des tutoriels, qu'il s'agisse de cours sur internet ou des émissions de type Chasseurs d'appart' ou Recherche appartement ou maison. En effet, analyse-t-il, "ces émissions apparaissent avant tout comme des tutoriels permettant aux Français d'améliorer leur vie quotidienne en apprenant à se débrouiller par eux-mêmes : «un individualisme décoratif de masse». Il ne s'agit pas de conseils à proprement parler, mais de conseils pour -excusez du peu- réussir sa vie à travers l'aménagement de sa maison".

Dit plus brutalement, les corps intermédiaires sont donc remplacés par Stéphane Plazza ou des youtubers dispensant leurs conseils dans des vidéos vues des milliers voire des millions de fois ! L'auteur distingue plusieurs caractéristiques de cette "société de marché" :
- l'évitement du conflit : les difficultés à vivre et à travailler avec les autres sont vues d'abord comme "des affaires personnelles";
- la débrouillardise : l'individu ne supporte plus "la représentation ou la délégation qui met entre lui et le résultat de son action des intérêts et des délais qui détournent sa volonté du but qu'elle s'est donné";
- l'identité personnelle affirmée comme irréductiblement singulière : nul dépassement de soi ici, contrairement à ce qu'exige l'adhésion à un collectif;
- le refus de relations durables : l'individu ne s'inscrit que dans des relations de courte durée.
Le rejet de tout porte-parole constitue également une rupture significative par rapport à notre histoire sociale. C'en est fini de "la culture de déférence" qui faisait que "les catégories populaires acceptaient de s'en remettre à des porte-parole (Ndlr : partis ouvriers, syndicats de masse) puisque leur condition sociale ne leur permettait pas de savoir". Et si la hausse du niveau d'éducation permet à de plus en plus d'individus de s'exprimer, ceux-ci ne dépassent généralement pas l'expression de leur seul point de vue, comme s'il existait des solutions simples à un problème simple (une inégalité subie personnellement) dénoncé de façon véhémente et colérique.
Reste que les gilets jaunes sont aussi l'expression d'une colère venue du "back office" de notre société. La pression mise à satisfaire le client, nouveau credo du capitalisme moderne, a engendré livreurs, magasiniers, supplétifs dans la restauration, auto-entrepreneurs, etc. Cette mobilisation des invisibles, comme on les a parfois appelés, exprime une demande de reconnaissance et de dignité mais ne relève pas, estime l'auteur, d'une lutte de classes, du fait du lien indéfectible entre le back office et le front office, entre le travailleur et le consommateur.

Ce mouvement prend donc à revers les syndicats, "ces machines à refroidir les colères" qui habituellement ont pour fonction de faire passer ces "rages" en programmes ou revendications générales. "Rien n'est encadré, tout est émietté et la puissance du mouvement n'existe que par l'absence d'acteurs susceptibles d'aider à la canaliser. La fin de crise ne peut donc pas être négociée; sans doute est-elle condamnée à s'éteindre d'elle-même comme un feu qui aurait consommé tout l'oxygène disponible", pronostique Denis Maillard.
La CFDT, devenue le premier syndicat français, se trouve dans une situation singulière puisque son refus de l'égoïsme des intérêts particuliers l'a conduit à prendre ses distances avec les gilets jaunes, et que son offre au gouvernement de négocier la transition écologique est restée lettre morte, l'Exécutif se réservant le monopole de l'intérêt général. Mais la CGT n'est pas mieux lotie dans la mesure où le mouvement des gilets jaunes continue de lui échapper.
Pour l'auteur, les syndicats vont devoir s'adapter à la nouvelle donne "pour en tirer pari et ramener au calme une société devenue plus incertaine, ou alors se résigner à leur disparition, à leur remplacement par de nouveaux intermédiaires qu'ils n'ont pas vu venir et, in fine, contempler l'importation dans l'espace du travail de la brutalité des rapports sociaux actuels".

Le risque d'un débordement des IRP et des syndicats par la base existe déjà, note l'auteur en rapportant l'initiative de salariés créant une association pour discuter directement avec leur DRH afin de défendre leur outil de travail et leurs propres règles d'organisation. "Le pire, témoigne le DRH, c'est que je ne suis même pas sûr qu'ils étaient allés voir leurs délégués syndicaux : ils avaient un problème et ils ont monté leur association, c'est tout simple, dans leur esprit, j'étais leur seul interlocuteur".
Des syndicats affaiblis du fait d'un nombre insuffisant d'adhérents, avec un taux de grève en forte baisse et des manifestations sans réel impact (d'où la crise de la CGT et de FO), affaiblis également par leur impossibilité à créer par des accords nationaux interprofessionnels ou leur dialogue avec l'Exécutif de nouveaux avantages pour les salariés (d'où l'impuissance de la CFDT), et rongés par "un plan social syndical" du fait de la fusion des instances représentatives dans le CSE : le tableau dressé par Denis Maillard est implacable.
"Là où il existe encore", le syndicalisme est selon lui tiraillé "entre une base syndicale focalisée sur les élection -donc incapable de véritablement s'opposer, d'un côté aux revendications individuelles des salariés, et de l'autre aux projets des directions - et un appareil fédéral et confédéral focalisé sur la préservation de ses rentes ou sur sa capacité à négocier avantageusement avec le gouvernement".

Pour sortir de cette impasse, le syndicalise doit donc innover. Comment ? "En acceptant la nouvelle donne individualiste qui ne correspond en rien à son histoire", soutient l'auteur. Le syndicat aurait ainsi pour tâche de permettre aux expériences individuelles de s'exprimer, en jouant la proximité avec les salariés : "Figurer des émotions, donner du sens à la colère sans absolument chercher à la calmer ou à l'instrumentaliser, voici l'une des tâches de nouveaux représentants".
Il s'agirait de transformer les épreuves personnelles "en enjeux collectifs à partir de ce que les individus pourront exprimer; par eux-mêmes, de leur situation et des ruptures ressenties dans la promesse d'égalité libérale". Ensuite, le syndicalisme pourrait aussi aider les individus, et d'abord ses adhérents, à passer d'un emploi à l'autre, en une sorte de retour aux sources des bourses du travail. Ce syndicalisme extérieur à l'entreprise aurait donc un nouveau rôle politique et sociétal à jouer. Cette "mutation radicale du syndicalisme", esquissée ici ou là (expression des salariés de Renault à l'initiative de la CGT, enquête CFDT sur le travail, groupe Facebook de la CFE-CGC d'Orange), contribuerait "à domestiquer la société de marché", c'est-à-dire "à sécuriser le passage d'une société d'individus aujourd'hui atomisés à un pays rendu à son commun qui, en France, s'appelle la République". Vaste programme !
(*) Une colère française, Denis Maillard, ce qui a rendu possible les gilets jaunes, Editions de l'Observatoire, 136 pages, 14€. Denis Maillard, philosophe politique de formation, a fondé Temps commun, cabinet conseil en relations sociales.
► Pour retrouver les précédentes "notes de lecture" parues :
Et quelques uns de nos articles sur l'histoire sociale :
|
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Nos engagements
La meilleure actualisation du marché.
Un accompagnement gratuit de qualité.
Un éditeur de référence depuis 1947.
Des moyens de paiement adaptés et sécurisés.